Charles De Gaulle "Mémoires de guerre" l'Unité

Voici quelques extraits des écrits de Charles de Gaulle « Mémoires de guerre » Tome II L’Unité, 1942-1944 montrant pourquoi et comment ce dernier chercha l’unification de la résistance intérieure :
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Au cours de l'été 1942, s'aggravait la persécution des Juifs, menée par un « commissariat » spécial de concert avec l'envahisseur. En septembre, comme le Reich exigeait de la France une main-d'oeuvre sans cesse plus nombreuse et que les ouvriers volontaires n'y suffisaient pas, on procédait à une levée obligatoire de travailleurs. Le montant total des frais d'occupation atteignait 100 milliards au début de ce mois, soit le double de ce qu'il était en septembre de l'année d’avant. Enfin, la répression allemande redoublait de violence. Pendant ces quatre mêmes semaines, un millier d'hommes étaient fusillés, dont 116 au Mont Valérien. Plus de 6 000 allaient en prison ou aux camps de concentration.
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A mon retour du Levant et d'Afrique, je trouvais, m'attendant à Londres, des témoins et des témoignages qu'on ne pouvait récuser. Frénay, chef de Combat, d'Astier, chef de Libération, me firent leur rapport sur l'action en zone non occupée. Leurs comptes rendus mettaient en relief l' ardeur des organisations et la pression de la base vers l’unité, mais aussi l'individualisme extrême des dirigeants d'où résultaient leurs rivalités. Cependant, en découvrant les obstacles que nos alliés nous opposaient et dont, en France, on ne se doutait guère, en apprenant, en particulier, ce qui allait se passer en Algérie et au Maroc, ces responsables purent mesurer à quel point était nécessaire la cohésion dans la Métropole.
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Je leur donnai pour instruction de hâter la formation, autour de Jean Moulin, du Conseil national de la résistance qui comprendrait les représentants de tous les mouvements, syndicats et partis. Je les pressai, également, de se résoudre à verser à l'armée secrète, qui allait être instituée, leurs éléments de combat. Ceux-ci dépendraient alors, dans chaque région, d'une autorité unique : le délégué militaire, nommé par moi. Pour la zone occupée, je chargeai Rémy d'y porter les mêmes directives à nos mouvements : « Organisation civile et militaire », « Ceux de la Libération », « Ceux de la Résistance », « Libération-Nord », « la Voix du Nord » et même à l’organisation des « Francs-Tireurs et Partisans » qui, menée par les communistes, demandait à nous être rattachée. Bien entendu, nous ne manquions pas de faire connaître à Londres et à Washington ce qu'on nous rapportait de France. Frénay et d'Astier voyaient les ministres et les services anglais, ainsi que les diplomates et informateurs américains.
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Philip partait pour Washington, bardé de preuves de et de documents et chargé de remettre à Roosevelt une lettre du général de Gaulle lui exposant les réalités de la situation française. Mendès-France, évadé de la Métropole, remplissait aux Etats-Unis une mission destinée à renseigner les igorants.
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Félix Gouin, arrivé en août et mandaté par les socialistes, apprenait au parti travailliste que, chez nous, l'ancienne gauche se rangeait à présent sous la Croix de Lorraine. Peu après, Brossolette, revenant de zone occupée, amenait avec lui Charles Vallin, l'un des espoirs de l'ancienne droite et de la ligue des « Croix de Feu ». Vallin, naguère adepte ira régime de Vichy, reniait maintenant son erreur. Ce patriote ardent, cet apôtre de la tradition, se sabrait à moi de toute son âme. Il en exposait publiquement les raisons, puis allait prendre au combat le commandement d'une compagnie.
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Le général d'Astier de La Vigerie, le général Cochet, grands chefs de l'aviation, nous rejoignaient à leur tour. Les communistes n'étaient point en reste; de France, ils s'apprêtaient à envoyer auprès de nous Fernand Grenier, tandis qu'à Moscou André Marty venait voir et revoir notre délégué Garreau pour Iui dire qu'il se tenait à ma disposition.
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Enfin, des hommes aussi divers que Mandel, Jouhaux, Léon Blum, alors détenus par Vichy, ou bien Jeanneney, Louis Marin, Jacquinot, Dautry, Louis Gillet, etc., m'adressaient leurs avis ainsi que leur adhésion.
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Ainsi, quelles que fussent les difficultés immenses de l'action en France, en raison des dangers et des pertes, de la concurrence des chefs, des entreprises séparées de certains groupes qu'employait l'étranger, la cohésion de la résistance ne cessait pas de s'affermir. Ayant pu lui assurer l'inspiration et la direction qui la sauvaient de l'anarchie, j'y trouvais, au moment voulu, un instrument valable dans la lutte contre l'ennemi et, vis-à-vis des alliés, un appui essentiel pour ma politique d'indépendance et d'unité.
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Nous voici aux premiers jours de novembre 1942. D'un moment à l'autre, l'Amérique va commencer sa croisade en Occident et diriger vers l'Afrique ses navires, ses troupes, ses escadrilles. Depuis le 18 octobre, les Britanniques, aidés par des forces françaises, entreprennent de chasser de Libye les Allemands et les Italiens pour se joindre, plus tard, en Tunisie, à l'armée des États-Unis et, peut-être, à une armée française. Là-bas, sur la Volga et au fond du Caucase, l'ennemi s'épuise contre la puissance russe. Quelle chance, encore, s'offre à la France ! Pour ses fils dans le malheur, comme tout serait, maintenant, clair et simple, n'étaient les démons intérieurs qui s'acharnent à les diviser et le mauvais génie qui pousse l'étranger à se servir de leurs querelles .....
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Fin 1942- début 1943, Les allées et venues ne cessaient donc pas entre la Métropole et Londres. Les bureaux de « Canton Gardens », la maison de Duke Street où travaillait le B. C. R. A., diverses demeures discrètes en ville et dans la banlieue, voyaient se glisser sous le camouflage ceux que les avions, les vedettes, les chalutiers, avaient été chercher en France ou s'apprêtaient à y conduire. Au cours des quatre premiers mois de 1943, tandis que la crise africaine battait son plein, notre « Service des opérations aériennes et maritimes » transportait, dans l'un ou l'autre sens, plusieurs centaines d'émissaires et de délégués.
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Notre siège central était rejoint par maintes personnalités; ainsi : René Massigli que je nommai, le 5 février, commissaire national aux Affaires étrangères; le général d'armée Beynet destiné à diriger notre mission militaire à Washington; le général de Lavalade bientôt nommé commandant supérieur des Troupes du Levant; le général Vautrin envoyé en Libye comme chef d'état-major du Groupement Larminat et qui allait, en cette qualité, être tué en service commandé; Jules Moch, qui, aussitôt, prenait à titre militaire son service dans la marine; Fernand Grenier, amené par Rémy à la demande des communistes et qui, sous le contrôle de Soustelle, s'employait à la propagande en affichant un « gaullisme » rigoureux; Pierre Viénot, idéaliste, intelligent, sensible, dont je projetais de faire l'ambassadeur de France en Angleterre quand le Comité national irait s'établir à Alger et qui devait mourir à la tâche; André Maroselli, mis en charge de notre organisation de secours aux prisonniers de guerre, laquelle réussirait à expédier chaque mois plus d'un million de colis; Georges Buisson et Marcel Poimbœuf, délégués respectivement par la C. G. T. et par les Travailleurs chrétiens et formant, avec Albert Guigui qui les avait précédés, et Henri Hauck, mon compagnon de la première heure, une active représentation syndicale.
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Des parlementaires connus : Gouin, Queuille, Fajon, Hymans et bientôt , Jacquinot, Auriol,Le Troquer, Louis Marin se hâtaient, dès leur débarquement de déclarer aux agences, de proclamer à la radio, de répéter aux hommes politiques, diplomates, journalistes, alliés, ce qu’affirmaient, d'autre part, les messages de M.M Jeanneney, Herriot, Blum, Mandel, Paul-Boncourt etc à savoir : qu'aucun gouvernement ne serait concevable, lors de la libération, sinon celui du général de Gaulle. En France même, la résistance, à même qu’elle souffrait et agissait davantage, resserrait son unité. D'ailleurs, l'occupation de la zone qu'on avait dite « libre » effaçait certaines différences et poussait à la concentration. A la fin de 1942, j'avais pu faire la connaissance des chefs de plusieurs mouvements. J'en voyais d'autres, à présent, venus d’une lune à l'autre, émergeant soudain du brouillard de fièvre, de ruse, d'angoisse, où ils cachaient leurs armes, leurs coups de main, leurs imprimeries, aux boîtes aux lettres, et y retournant tout à- coup.
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Au cours de cette période, passèrent, notamment: Cavaillès, philosophe que sa nature eût porté à la prudence mais que sa haine de l'oppression poussait au plus fort de l'audace, jusqu'à ce qu'il souffrît, pour la France, la torture et la mort; Daniel Mayer, méthodique artisan de « l'action socialiste »;
Jean-Pierre Lérv, modeste et résolu; Saillant, syndicaliste de qualité envoyé par Léon Jouhaux. Plusieurs renouvelaient leur visite, tels: Pineau, Sermoy-Simon.
-------- En mème temps, nos propres délégués parcouraient le territoire. C'est ainsi que Rémy, animateur magnifique et organisateur pratique, menant l'action secrète comme un sport grandiose mais calculé, opérait principalement à Paris et dans l'Ouest; que Bingen rayonnait dans le Midi; que Manuel inspectait sur place nos réseaux et nos transmissions. --------
En janvier 1943, Brosolette, un mois plus tard Passy-Dewavrin, [ la mission Brumaire-Arquebuse en zone nord ] gagnèrent à leur tour, la France. Un jeune officier britannique, Yeo Thomas, accompagnait, à notre invitation, le chef du B. C. R. A. afin de fournir au cabinet de Londres des informations directes. Passy et Brossolette, agissant de concert, devaient prendre le contact des diverses organisations, déterminer celles du Nord à faire fonctionner entre elles une réelle coordination, à l'exemple de celles du Sud, préparer l'union des unes et des autres par le moyen d'un conseil commun et d'un seul système militaire. --------
En février, arrivèrent
Jean Moulin, mon délégué la Métropole, et le général Delestraint commandant l’ Armée secrète. Je revoyais le premier, devenu impressionnant de conviction et d'autorité, conscient que ses jours étaient comptés, mais résolu à accomplir, avant de disparaître, sa tâche, d'unification. J'orientais le second, investi d’une mission, à laquelle, à maints égards, sa carrière ne le préparait pas, mais qu’il assumait, cependant avec la fermeté du soldat que rien n’étonne s’il s’agit du devoir. --------
A
Moulin, qui avait longuement préparé les voies, je prescrivis de former, sans plus attendre, le Conseil national de la résistance, où siégeraient les représentants de tous les mouvements des deux zones, de tous les partis politiques et des deux centrales syndicales. L'ordre de mission que je lui donnai réglait cette composition, définissait le rôle du Conseil et précisait la nature des rapports qui le liaient au Comité national. Jean Moulin aurait à présider lui-même l'organisme nouveau. Je le nommai membre du Comité national français et lui remis, dans ma maison d'Hampstead, la croix de la Libération, au cours d'une cérémonie dont aucune, jamais, ne fut plus émouvante. --------
Delestraint, pendant son séjour, put travailler utilement avec les chefs alliés, notamment le général Brook, le général Ismay, l'amiral Stark, qui reconnaissaient en lui un de leurs pairs. De la sorte, l'action de l’Armée Secrête lors du débarquement en France serait, autant que possible, liée aux plans du commandement. L'instruction que le général Delestraint reçut de moi lui fixait ses attributions. C'étaient celles d’un inspecteur, général avant que la grande bataille commençât. Ce seraient, éventuellement celles d’un commandant d'armée, dès qu'il faudrait conjuguer les opérations du dedans avec celles du dehors. Mais, peu de mois après son retour en France, cet homme d'honneur devait être arrêté par l’ennemi, déporté, et, pour finir, hypocritement abattu à la porte d'un camp de misère, offrant à la patrie sa vie qu'il lui avait, d'avance, sacrifiée. Moulin et Delestraint partirent, le 24 mars 1943, pour le combat et pour la mort.
-------- Tant de signes marquant les progrès de l’unité de la France allaient aider à celle de l’Empire. Le Comité national prit, tout de suite, l’initiative des négociations à mener avec Alger....[ c’est à dire le Général Giraud ].
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Dans
la nuit du 15 mai 1943,Philip et Soustelle triomphants m'apportaient un télégramme reçu à l'instant de Paris. Jean Moulin m'annonçait que le Conseil national de la résistance était constitué et m'adressait, au nom du Conseil, le message suivant : « Tous les mouvements, tous les partis résistance, de la zone nord et de la zone, à la veille du départ pour l'Algérie du général de Gaulle, lui renouvellent, ainsi qu'au Comité national, l’assurance de leur attachement total aux principes qu'ils incarnent et dont ils ne sauraient abandonner une parcelle.
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Tous les mouvements, tous les partis déclarent formellement que la rencontre prévue doit avoir lieu au siège du
Gouvernement général de l’Algérie, au grand jour et entre Français. Ils affirment, en outre : que les problèmes politiques ne sauraient être exclus des conversations; que le peuple de France n'admettra jamais la subordination du général de Gaulle au général Giraud, mais réclame l'installation rapide à Alger d’un gouvernement provisoire sous la présidence du Général de Gaulle, le général Girauddevant être le chef militaire; que le Général de Gaulle demeurera le chef de la résistance française quelle que soit l’issue des négociations»
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Le 27 mai, le Conseil national, réuni au complet, 48 rue Dufour , tenait sa première séance sous la présidence de Jean Moulin et me confirmait son message. Ainsi sur tous les terrains et, d'abord, sur le sol de la France, germait au moment voulu une moisson bien préparée. Le télégramme de Paris, transmis à Alger et publié par les postes-radio américains et britanniques et français libres, produisit un effet décisif, non seulement en raison de ce qu'il affirmait, mais aussi et surtout parce qu'il donnait la preuve que la résistance française avait su faire son unité. La voix de cette France écrasée, mais grondante et assurée, couvrait, soudain, le chuchotement des intrigues et les palabres des combinaisons. J’en fus , à l'instant même, plus fort, tandis Washington et Londres mesuraient sans plaisir, non sans lucidité, la portée de l'événement....
-------- [ Dès le 17 mai], le général Giraud me demandait « de venir immédiatement à Alger pour former avec lui le pouvoir central français ». Le 25 mai, je lui répondais « Je compte arriver à Alger à la fin de cette semaine et me félicite d’avoir à collaborer avec vous pour le service de la France »--------[ Toutefois] ce qui m’inquiétait, c’était, dans la métropole, le sort de la résistance. Or, au cours de cette période, la tragédie, frappant à la tête, compromettait son armature et son orientation. Le 9 juin 1943, quelques jours après mon arrivée à Alger, le général Delestraintavait été arrêté à Paris. La mise hors de combat du Commandant de l’Armée secrète risquait d'entraîner la désorganisation des éléments paramilitaires au moment précis où leur chef commençait à les unifier. Aussi Jean Moulin crut-il devoir convoquer à Caluire, le 21 juin, les délégués des mouvements pour régler avec eux les mesures nécessaires. Or, ce jour-là, au cours d'une opération menée par la Gestapo, et, pour le moins, étrange quant aux indications de temps, de lieu et de personnes sur lesquelles elle s’était déclenchée, mon délégué tombait, lui aussi, aux mains de l'ennemi avec ceux qui l'entouraient. Quelques semaines plus tard, il devait mourir à force de tortures. La disparition de Jean Moulin eut de lourdes conséquences. Il était de ceux qui incarnent leur tâche et, qu'à ce titre, on ne remplace pas.


Charles de Gaulle « Mémoires de guerre »
Tome II L’Unité, 1942-1944
Pages 46 à 48, 100 à 104, 114-115 et 178