Témoignage de Pierre Meunier

Voici des extraits du témoignage que Pierre Meunier, secrétaire général du Conseil National de la Résistance a écrit dans son livre« Jean Moulin mon ami »sur la journée du 27 Mai 1943.

couverture

Comme le déclare dans sa préface Maurice Kriegel-Valmiront, membre du Comité d’Action Militaire du CNR, « Pierre Meunier a été l’ami, le confident, le conseiller..voici donc un témoignage de première main et à bien des égards exemplaire....qui rend hommage au premier président du Conseil National de la Résistance. Il fut à la fois un patriote indomptable, un républicain de lumière et un résistant dont la France sera fière à jamais.
---------
48 rue du Four
---------
Le 7 mai 1943, tout juste deux ans ou presque avant la capitulation du Reich hitlérien à qui son Führer avait promis mille ans de prospérité, le délégué du général de Gaulle, Jean Moulin, adressait enfin au chef de la France Combattante le télégramme annonçant la constitution du Conseil National de la Résistance, le fameux C.N.R. pour lequel il s'était tant battu, et il communiquait, dans le secret qu'on imagine, une première liste de ceux qui siégeraient, en plein coeur du dispositif ennemi, dans l'« organe essentiel de la France qui combat » .
Le 15 mai, agissant en qualité de président désigné par de Gaulle d'un C.N.R. qui ne s'était pas encore réuni, Moulin télégraphiait à nouveau. De Gaulle allait enfin être autorisé à se rendre à Alger où Giraud, épaulé par les Américains, tenait fermement les rênes. Une dure négociation, pour ne pas dire plus, allait se dérouler... Il fallait donner des atouts au chef de la France Libre ; Moulin, s'exprimant au nom des organisations qui allaient être représentées au C.N.R., écrivit « ... le peuple de France n'admettra jamais la subordination du général de Gaulle au général Giraud et demande l'installation rapide à Alger d'un gouvernement provisoire, sous la présidence du général de Gaulle ; le général Giraud devant être le chef militaire. »
---------
Un pavé dans la mare où, à Alger, on grenouillait allègrement.
---------

«J'en fus, écrit le général de Gaulle dans ses " Mémoires de guerre ", à l'instant même, plus fort, tandis que Washington et Londres mesuraient, sans plaisir, mais non sans lucidité, la portée de l'événement. »
---------

Mais le message, maladroitement repris par Radio Londres, et entendu par les responsables des mouvements, fut mal interprété... Certains, qui n'étaient guère favorables au C.N.R., ni, dans le fond, à la prise en main de la résistance intérieure par le Délégué du général de Gaulle regimbèrent, prompts à l'indignation, accusant Moulin d'avoir, avant même la première réunion plénière du C.N.R., anticipé sur les délibérations à venir et les décisions qui pourraient y être prises : il aurait présenté comme un message adopté un texte dont il n'avait pas été débattu... Et pour cause !
---------
Ils y virent, ou voulurent y voir, une indélicate manoeuvre politique tournée contre le général Giraud que certains ne désespéraient pas d'utiliser contre le chef de la France Combattante...
---------

Il était dit que, jusqu'au bout, le projet risquerait d'achopper... Même à la veille de la réussite. Les mouvements avaient été appelés à choisir chacun son délégué, mais c'est Moulin qui avait lui-même désigné les représentants des partis. A l'exception de Mercier (Guilloux), délégué du Parti Communiste qui avait été choisi par ses camarades... Il faut dire que, quoi qu'il fut affirmé plus tard, les services de la France Combattante accordèrent, en ce domaine, un traitement de faveur aux communistes.

stacks image 1932

Non par sympathie politique, mais en considération de la part qu'ils prenaient à la lutte clandestine. Cela avait été visible par la nature de l'accueil que Fernand Grenier, conduit à Londres par Rémy, y avait reçu. D'ailleurs, cela avait fort indisposé le Parti Socialiste... C'est moi qui organisa; au bois de Boulogne, la rencontre entre Moulin et Mercier. Curieusement, Mercier portait le nom que Moulin avait choisi pour pseudonyme... Cependant Moulin, à l'époque, ne s'appelait plus Mercier, mais Max.
---------
Dans ce choix, une seule fausse note : il avait été décidé que parmi les représentants des partis, ne figurerait aucun des ancien parlementaires qui, à Vichy, avaient abdiqué la République entre les mains de Pétain... Par erreur, Moulin avait pourtant choisi Joseph Laniel (Fédération Républicaine)... Je dois dire, par la pratique que j'ai eue du C.N.R., dont je fus le secrétaire général, que Laniel se comportera d'excellente manière...
---------
La première réunion devait se tenir le 25 mai. Amère déception : il fallut l'annuler ! On n'avait pu joindre Louis Marin qui devait représenter un petit parti hérité de la III République... Il n'était pas question que la première réunion du C.N.R. se tînt alors que l'organisme n'était pas au complet. D'autant que, pour des raisons de sécurité, il n'était pas possible de réunir le C.N.R. en assemblée plénière à tout bout de champ. Et pourtant, ce jour avait été tant attendu...
---------
La réunion fut remise au 27.
---------

La frustration fut telle qu'un certain nombre de pièces ou de rapports rendant compte de la réunion du 27 furent datés du 25. Comme si cette date du 25 mai était restée gravée dans les têtes!
---------

C'est sur Chambeiron et sur moi que reposa toute l'organisation matérielle de la réunion. Il fallait rassembler une vingtaine de personnes. Un secret partagé entre vingt personnes n'est pas facile à tenir. Aussi avions-nous décidé, qu'à part Jean Moulin et nous, nul ne connaîtrait le lieu où l'on siégerait... Nous avions convié les seize participants à se regrouper par deux ou trois, à quelques minutes d'intervalle, près d'une bouche de métro voisine de la rue du Four : Croix-Rouge, Saint-Sulpice, Mabillon, Saint-Germain-des-Prés. Chacun de notre côté, nous prîmes en charge un groupe qui nous suivit jusqu'au 48 de la rue du Four. Dans un ou deux cas, lorsque nous pensions qu'il y avait un danger particulier, mon ami ou moi ne conduisions qu'un participant, l'un le guidant, l'autre suivant à une vingtaine de mètres, pour s'assurer qu'il n'y avait pas filature...
---------
La sortie de la réunion se fit également par petits groupes. Chambeiron et moi, nous quittâmes la salle avant la fin, pour nous assurer que la voie était libre. Seize personnes quittant ensemble un immeuble, c'eût été inévitablement attirer l'attention. Par la suite, nous prîmes toujours ces mêmes précautions et, même si, parfois, nous éprouvâmes quelque émotion, jamais nous ne fûmes surpris... Et jamais nous n'organisâmes deux réunions dans le même lieu, ce qui posait de nombreux problèmes pour trouver des locaux. ---------
Un demi-siècle après cette réunion de la Rue du Four, j'enrage encore en pensant que si, à Caluire, on avait pris les mêmes précautions, le piège tendu par un traître ne se serait pas refermé sur Jean...
---------

C'est René Corbin, alors trésorier-payeur général du Loiret, un ancien, lui aussi, du cabinet de Pierre Cot, qui avait courageusement prêté son appartement pour cette première réunion... Chambeiron et moi n'assistâmes donc pas à l'ensemble des débats qui furent rondement menés : nous étions obligés d'en assurer la protection à la sortie, en faisant le guet, dans la rue. Nous avions décidé de n'être pas armés. Les seules armes légères dont nous aurions pu avoir à nous servir en cas de danger auraient été inefficaces si un piège nous avait été tendu... En revanche, porteur d'un pistolet, nous aurions pu tomber par hasard, victimes d'une fouille inopinée et intempestive comme il s'en produisait souvent...
---------
Participaient à cette réunion Max (Moulin), qui présidait et,
---------

pour Ceux de la Libération, Coquoin ;
---------

pour le Front National. Pierre Villon ;
---------

pour Libération-Nord, Charles Laurent ;
---------

pour Franc-Tireur, Claudius-Petit ;
---------

pour l'O.C.M., Jacques-Henri Simon ;
---------
pour Combat, Claude Bourdet ;
---------
pour Ceux de la Résistance, Lecompte-Boinet ;
---------
pour Libération-Sud, Pascal Copeau
---------
pour le Parti Radical, Marc Rucart ;
---------
pour la Fédération Républicaine, Debû-Bridel qui remplaçait Louis Marin ;
---------

pour le Parti Communiste, André Mercier-Guilloux ;
---------
pour le Parti Socialiste, André Le Troquer ;
---------
pour les Démocrates-Populaires, Georges Bidault ;
---------
pour l'Alliance Démocratique, Joseph Laniel ;
---------
pour la C.G.T., Louis Saillant ;
---------
pour la C.F.T.C., Gaston Tessier.*
---------
* Je pense que cette liste est exacte. Toutefois, au cours des mois, des changements intervinrent, au hasard des disponibilités ou des arrestations. Pendant la période clandestine, outre son président (Jean Moulin, puis Georges Bidault), le C.N.R. compta 16 membres; j'en exerçais le secrétariat général (au sens où, à côté d'un préfet et sous son autorité, il y a un secrétaire général) et j'eus Robert Chambeiron pour adjoint. Les secrétaires n'avaient naturellement pas voix délibérative et ne prenaient pas part au vote.
---------
Moulin après une courte allocution, lut le message-programme que de Gaulle avait adressé au C.N.R. : « Dans cette guerre où la patrie joue son destin, la formation du Conseil de la Résistance, organe essentiel de la France qui combat, est un événement capital. »
---------
Une brève passe d'armes intervint, en ce qui concerne la tactique de l'action immédiate préconisée depuis longtemps par les communistes et appliquée par les F.T.P. du Front National mais que certains se refusaient à envisager. Les communistes préconisaient aussi, parmi les moyens de lutte contre l'ennemi, l'usage de la grève que d'autres réprouvaient, pensant que cela évoquait trop les luttes sociales...
---------
Avec l'accord de Moulin, Bidault avait préparé une motion qui, pour couper court aux divergences, fut rapidement présentée et adoptée... Moulin avait hâte que la séance fût levée, à la fois pour éviter des discussions qui auraient pu troubler l'unanimité réalisée et pour des raisons de sécurité : tant de hauts responsables réunis, quelle proie c'eût été pour la police de Pétain ou les services allemands.
---------
Et nous les savions bien renseignés... Une de mes connaissances, Gazier, qui travaillait à la préfecture de la Seine, un parent d'Albert Gazier, m'avait prévenu qu'un de mes amis avait parlé sous la torture et avait dit : « Meunier, Finances »... Et encore, si Moulin pensait déjà qu'il était identifié, nous ignorions qu'alors même que nous étions réunis, Kaltenbrunner, le Führer du R.S.H.A. (l'ensemble des polices allemandes) adressait un rapport à Hitler : l'organigramme de l'Armée Secrète était entièrement connu...
---------
Mais en cette soirée du 27 mai, à Paris, l'heure n'était pas au doute. Et quelques jours plus tard, rendant compte au général de Gaulle, Moulin écrivait : « Certains mouvements qui, malgré tout, avaient conservé à l'égard Conseil quelques préventions semblent, maintenant, avoir compris 1'intérêt de cet organisme et le poids qu'il peut avoir. »
---------
La mission fixée par les « Nouvelles Instructions » de février 1943 était accomplie..... Mais dès la fin du mai, au lendemain de la réunion de la rue du Four, Jean Moulin se sentit obligé de partir pour la Zone Sud : l’ Armée Secrète lui causai des soucis....Je ne voyais pas ce voyage d’un bon oeil.. Jean ne voulut rien entendre de mes objections... Avant qu’il ne partît, Simone et moi déjeunâmes avec lui ....
---------
......Sur le pas de la porte, tout juste après avoir embrassé Simone dont le visage reflétait l'inquiétude, il lui dit, sur un air désabusé : ---------
— Voyez-vous, Simone, depuis le 17 juin 1940, je suis un mort en sursis. ---------
Je l'entends encore...
---------
Je l'accompagnai jusqu'à la station de métro Rome. Il me regarda en riant :
---------
— Je serai de retour le 20 juin, pour mon anniversaire ! J'ai apporté une bonne bouteille de gnole de Saint-Andiol ! De la bonne ! On fêtera ça...
---------
Mais je sentais bien que, malgré son rire, il était inquiet. Il savait, il me l'avait dit en passant, comme s'il n'y attachait pas une particulière importance, que par des imprudences — pas par trahison, avait-il précisé, des imprudences — une circulaire des M.U.R. était tombée entre les mains de la Gestapo qui avait beaucoup appris sur l'activité de Max (Moulin) et de Vidal (Delestraint).
---------

Mais j'ignorais que, dans un télégramme en forme de testament adressé à Londres dès le 7 mai, il avait écrit :
---------
«Je suis recherché maintenant à la fois par Vichy et la Gestapo qui, en partie grâce aux méthodes de certains éléments des mouvements, n'ignore rien de mon identité ni de mes activités. Je suis bien décidé à tenir le plus longtemps possible, mais si je devais disparaître, je n'aurais pas le temps matériel de mettre au courant mon successeur. »
---------

Je le quittai donc à l'entrée du métro.....Malheureusement, le 9 juin, le général Delestraint — qui avait un rendez-vous avec Hardy — fut arrêté à Paris, au métro La Muette, à la suite d'une défaillance d'Aubry......Jean dut rester à Lyon pour faire désigner le successeur de Delestraint... Je ne l'ai jamais revu.
---------
Le 22 juin, place Saint-Michel, Daniel Cordier, qui, remplacé par Graaf, venait de quitter le secrétariat de Jean Moulin en Zone Sud pour exercer cette fonction en Zone Nord et avec qui j'avais rendez-vous, m'annonça : « II a été arrêté»
---------
Pages 103 à 111